Deux pour une

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© Vickie Wade
Petit à petit, Jeanne a perdu l'appétit de la vie. Son corps frêle, posé dans un fauteuil d'ébène, dessine une présence silencieuse. Sa bouche édentée ne sourit plus, ne réclame plus personne. Ses yeux bleus ont perdu leur éclat, ils se perdent dans son vague à l'âme, comme si son regard tout entier était tourné vers l'intérieur, vers les profondeurs de son moi. Ici sans être là, ses mains osseuses et soyeuses cherchent du lien, de la chaleur, de l'humanité. Elles saisissent les mains des soignantes, pour les serrer fort contre elle et se nourrir de ce contact, de ce peau à peau qui l'apaise, elle qui n'entend plus rien et qui ne voit plus que des ombres.

A l'étage du dessus, exactement à la même place, Albertine attend. Discrète, elle observe le monde qui s'agite autour d'elle : la valse des soignantes affairées, les chariots qui sèment leur vacarme de ferraille, les palabres incessants de la télévision, qui tient compagnie à ceux qui n'en ont plus. Le temps déroule son fil, mais elle ne s'ennuie pas, Albertine. Elle pense à sa sœur. A leurs robes vichy, à leurs jeux d'enfants, à leurs éclats de rire, à leur promesse de ne jamais se séparer... Au bon temps révolu. A la fenêtre, les saisons se succèdent. Elle plonge ses yeux bleu ciel dans les volutes des cumulonimbus, s'évade un peu, s'allège un instant du poids de sa solitude.

Jeanne ne parle plus. Ne marche plus. Ne sourit plus. Sa peau de soie colle de plus en plus à ses os. Son corps s'assèche comme une fleur qui se fane. Et pourtant, quelques mois auparavant, elle arpentait les couloirs à la recherche de sa sœur. Son regard était intensément vivant, et sa tendresse débordante. Elle se lovait contre les soignantes, posait sa tête contre leurs épaules solides, comme un oiseau recherchant la chaleur et la sécurité affective dans les ailes enveloppantes d'une mère. « Où est ma sœur ? » interrogeait-elle. « Où est Bétine ? » 
Je l'accompagnais souvent au premier étage. Dans l'ascenseur, elle si petite, et moi si grande, je l'entourais de mes ailes. Elle souriait de tout son être. Les portes métalliques glissaient, et elle galopait vers le grand salon, guidée par le désir irrépressible de retrouver sa moitié, son amie de toujours, son Albertine chérie. Elle la reconnaissait immédiatement : de loin, de dos ou dans l'obscurité, elle savait exactement où la trouver. Elle s'asseyait à ses côtés, lui prenait la main, plongeait ses yeux dans les siens, et semblait retrouver corps dans ce lien symbiotique avec Bétine. Cela durait un moment, un temps rempli, infini, sans limite, dans ce lieu sans contours, où toutes les deux étaient seules au monde, réunies, unies, une(s), sans âge, sans rides sur le visage. Deux petites filles en robe vichy, les yeux pétillant, deux âmes sœurs heureuses d'être ensemble, enfin.

Depuis son retour de l'hôpital, Jeanne n'arpente plus les couloirs. Perdue dans un fauteuil roulant bien trop grand, elle laisse filer le temps. Ses pieds ne touchent même plus le sol. Elle n'est pas plus haute qu'une enfant assise sur une chaise d'adulte. Perchée. Perdue. Sans filet. Sans racines, et sans ailes pour la protéger. Depuis combien de temps n'a-t-elle pas vu Bétine ? Sait-elle encore qu'elle existe ? Où est-elle ? Dans quel recoin de sa mémoire ? Nul ne le sait. Ses yeux ne la cherchent plus. Mais ses mains, qui tâtonnent dans l'espace à la recherche d'un semblable... Ses mains, qui voient à la place de ses yeux, qui parlent à la place de sa bouche, qui recherchent le lien, l'harmonie, la complétude, semblent vouloir attraper dans le vide qui l'entoure la présence et l'amour d'Albertine.
Je m'approche de son oreille, cachée sous ses cheveux blancs soyeux. « Voulez-vous voir Bétine ? » Jeanne hoche immédiatement la tête. Pour sûr qu'elle veut la voir ! Une sœur, ça ne s'oublie pas. Le reste peut bien s'envoler et lui échapper, cela lui est égal. L'essentiel est là, tapi au fond de son cœur, et si les mots ont disparu de son langage, la lumière qui illumine ses yeux vient dire à quel point son amour pour sa sœur est un inestimable trésor. Nous roulons jusqu'à l'ascenseur. Elle attrape la main de ma collègue, qui la lui offre, tout en veillant à marcher au rythme du fauteuil, pour ne pas rompre le lien. 
Nous arrivons au grand salon, Albertine est là. Toujours à la même table, à la même place. « Votre sœur est là, qui veut vous voir... » Elle s'éclaire. Je positionne le fauteuil de Jeanne à la fois en face et à côté de celui de sa sœur, de sorte qu'elles puissent se voir et se toucher. Mais le regard de Jeanne semble vide et ne capte pas la présence d'Albertine, qui lui tapote le bras, l'air de dire « Hé ho, je suis là, réagis ! » L'instant, qui se voulait riche, menace de tourner en une tragédie de l'indifférence, en une impossible rencontre. « Jeanne est fatiguée aujourd'hui, mais elle voulait vous voir, elle ressent sûrement votre présence, elle vous aime... Vous êtes importante pour elle, comme elle l'est pour vous ». Albertine, dans un silence pudique, regarde sa sœur avec inquiétude. Combien il doit être pénible de la voir ainsi, affaiblie, hermétique, mutique... Nous restons là, avec elles. Nous guidons doucement Jeanne « Regardez, votre sœur est juste là ». Nous posons sa main sur le bras d'Albertine. Nous sommes leur passerelle.
Vient alors le moment où leurs regards se croisent enfin, où le noyau se forme, où leur histoire se rejoint. Bétine caresse tendrement le bras de sa sœur, qui esquisse un sourire... Ensemble, dans ce grand salon où les palabres incessants de la télévision tiennent compagnie à ceux qui n'en ont plus. Ensemble, à quatre-vingt dix ans et des poussières, dans le vaste salon de cette ultime maison. Albertine et Jeanne sont là. L'une pour l'autre. Coûte que coûte. Et dans le bleu de leurs yeux, les robes vichy, les rires d'enfants, la marelle et les osselets dans la cour de l'école, les cabanes dans le fond du jardin, les caramels qui collent aux dents, les courses d'escargot, les histoires qui font peur sous la couverture en laine, les bêtises partagées, les vacances à la campagne chez la Grand-mère, les bouquets de fleurs des champs, la course à qui arrivera la première dans les bras de maman... Les fêtes de village, les promenades sur le porte-bagage du vélo de papa, les genoux égratignés, l'encre sur les doigts, « trois p'tits chats » à tue-tête en se tapant dans les mains... 
L'insouciance et la complicité de deux petites filles sans âge, sans rides sur le visage, dans un monde infini, sans contours, sans limite.
L'amour de deux sœurs, main dans la main, jusqu'au bout de leur vie...

Clair obscur

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© Jérôme Delépine

Aujourd'hui les éclats de rire d'Amélie dans l'immensité de la forêt. Le regard tendre et malicieux de Madame Mime, et ses bras grands ouverts, comme une invitation à l'embrasser. Aujourd'hui le visage de cire de Madame Eau. Le drap blanc, lisse. Les larmes de culpabilité de sa fille, son regard d'enfant perdue. Les mots échangés pour panser sa blessure, ma main autour de son épaule pour porter avec elle le poids de son désespoir. Aujourd'hui les petits fours mondains. Les discours, le réseau professionnel, les powerpoint et les serrages de mains. Aujourd'hui les yeux apeurés de Madame Felicidad, qui veut voir sa mère. Le temps passé à ses côtés, à regarder des photos de ses petits niños, pour apaiser son esprit tourmenté. Aujourd'hui fouler la terre, regarder les chiens courir au loin, marcher la tête dans les arbres nus, dans le bleu du ciel printanier. Aujourd'hui les sanglots de Monsieur Scaphandre, enfermé dans un corps qui se fige, cloîtré dans un langage de larmes. Aujourd'hui le sourire radieux de Madame Grande, en route pour préparer un délicieux gâteau avec son amie qui la suit sans sourciller. Aujourd'hui l'odeur du café qui emplit le bureau. Le gobelet chaud dans les mains tremblantes de la fille de Madame Voyage, partie sans prévenir dans un autre monde. Aujourd'hui le soleil qui réchauffe la peau et illumine les âmes de la Maison. Aujourd'hui, le tango de la mort et de la vie, le balancier perpétuel de l'ombre et de la lumière...

Microcosme

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© Laurie Pace
Aujourd’hui, Madame Tendresse a saisi mon bras, l’a passé autour de son cou pour que je l’enlace, puis a posé sa tête tout contre moi. Madame Élégance, qui pense vivre dans un hôtel cinq étoiles, m’a demandé de m’asseoir près d’elle pour m’apprendre à jouer au bridge. Madame Détresse, cherchant désespérément son frère, a souri lorsque je l’ai invitée à danser, puis a ri de tous ses yeux lorsque nous avons fait quelques pas de tango. Madame Palabre m’a raconté quatre fois qu’elle avait travaillé à la Samaritaine, tandis que son amie, Madame Austère, lui chuchotait régulièrement à l’oreille que j’étais vraiment une belle fille. Monsieur Distingué s’est illuminé lorsque je lui ai rappelé sa passion pour le violon. Madame Détresse a finalement oublié son frère et a entonné la Java bleue avec enthousiasme. Madame Mano, ancienne couturière chez Dior, aux doigts déformés par l'arthrose, m'a remerciée chaleureusement lorsque je lui ai rappelé que nous allions bientôt coudre ensemble avec une grosse aiguille à laine. Madame Tendresse m’a demandé de la biser sur la joue, puis sur l’autre, sans oublier de biser sa voisine qui en avait elle aussi bien besoin. Monsieur Bricolage a déménagé une table et une chaise, puis a embrassé la tête de Madame Élégance, qui l’a invité à s’asseoir à la table pour faire un bridge. Madame Palabre a demandé trois fois si nous allions dîner ce soir, inquiète de voir à la fenêtre le voile sombre de la nuit qui vient. Madame Tempo s’est déplacée toute la journée en dansant, entraînant avec elle les soignantes amusées. Madame Colère a eu une grande discussion incompréhensible mais néanmoins très affectueuse avec Madame Tendresse, qui l’a sensiblement apaisée par son regard bleu océan et son incommensurable gentillesse. Madame Sourire a égayé la journée de sa belle dentition blanc-éclatant. Madame Palabre a trouvé que ça papotait sec, dans le petit salon du fond, elle qui ne peut s'empêcher de tout commenter. Monsieur Doux a appelé plusieurs fois sa maman, de sa voix de petit garçon aimant, puis m’a expliqué que ses parents étaient toujours là, à ses côtés. Toujours.
Madame Discrète, enfin, a tout écouté, tout observé, a haussé les sourcils, les épaules, a souri, a fait la moue. Cachée derrière de lourdes lunettes, appuyée sur sa grande canne gravée de son nom, elle a assisté au spectacle poétique, parfois absurde, empreint d'amour et d'humanité, de la vie en "unité Alzheimer"...

Lignes de vie

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© Maude White

Première rencontre avec Mme Credo, petite femme menue aux mains frêles et aux cheveux tenus par des barrettes d'un autre temps. Long moment à l'écouter me parler de ses douleurs et de son envie de partir pour de bon, elle qui est revenue une fois de là-haut, après avoir été déclarée morte durant 36 minutes.
Des vies, en plus d'avoir vu la sienne lui échapper pour finalement lui revenir, elle en a sauvé quelques unes. A croire que les gens venaient dans son hôtel pour flirter avec la mort. Elle en a retrouvé plus d'un, in extremis. Tentatives de suicide, crises cardiaques, disputes conjugales... elle était toujours là au bon endroit et au bon moment, pour les arracher à leur funeste destin. Elle aurait aimé pouvoir sauver celle de son fils, mais on ne lui a pas accordé.

Madame Credo souffre dans ce corps noueux, elle libère un flot de paroles algiques dans un monologue opaque. Elle est sourde comme un pot et ne voit plus grand chose que les lumières de la vie et les ombres de la nuit.

Je l'écoute, longuement. Observant les plis de sa robe recouvrant ses petits genoux de gamine, son chemisier de flanelle aux motifs pastels, ses doigts de soie fins et fripés. "Merci, me dit-elle, merci de m'avoir écoutée. Grand-Père vous aidera ! "
Ses yeux cherchent quelque chose. "Donnez-moi votre main ! "
Je lui tends ma main droite. "NON ! La gauche ", dit-elle avec autorité.

Elle parcourt de ses doigts frêles les sillons de ma main. Son regard plonge dans ses pensées...
"Vous avez une bonne vie. Vous n'avez jamais été gravement malade, et vous ne le serez jamais. Vous allez vivre longtemps, très longtemps ma pauvre ! Vous êtes mariée. Vous avez deux enfant. Pas plus ! Deux. D'abord, un garçon... Il est malin ! Et intelligent... très intelligent ! Il a de la colère aussi... Mais il réussira, il ira très loin. Vous avez aussi une fille, mignonne, adorable. Elle est plus calme. Vous aussi vous êtes calme, vous ressemblez à votre fille, alors que votre mari tient du garçon. Votre mari, il a du caractère mais c'est un homme bon. Il est bien là où il est, il est bien considéré ! Il montera dans son travail, il est bien... Vous, vous ne dites pas grand chose, mais... Vous allez grimper, 2016 est une année riche, et 2017, janvier 2017... vous aurez beaucoup de choses..."
Elle lâche ma main. 

- C'est mon Grand-Père qui m'a appris ça, j'avais 12 ans.
Elle retourne dans son silence. Mon corps s'élance vers le sien, je l'embrasse. "Merci, merci du fond du cœur ! ", lui-dis-je dans l'oreille.
- Ah oui, c'est derrière le rideau, là-bas !, répond-elle à la manière de Tryphon Tournesol.

Je prends ses mains dans les miennes, un temps. Et je lui souris de tout mon être.
Une petite lumière vient briller dans le bleu de ses yeux.

Dina

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Dans ces maisons aseptisées, trop vides et trop rangées, des femmes et des hommes glissent en silence sur le fil de la vieillesse. L'ennui invite la solitude, qui convie à son tour le manque d'amour. Lorsqu'un matin, la porte s'ouvre, le vent s'invite, la vie s'invente ! Une grande chienne aux yeux doux et au pelage de sable s'immisce entre les fauteuils de ferraille, et, de sa langue chaude et tendre, vient lécher les mains soyeuses de nos grands vieux.
Les visages s'éclairent, les regards s'affutent, les mains assoupies se tendent à la recherche d'une tête à caresser. La chienne salue un à un tous les vieux réunis, pressée de donner à chacun sa dose de tendresse et de reconnaissance. Les souvenirs d'antan bourgeonnent ça et là. La chaleur de Dina rappelle celle d'un autre animal aimé, choyé, pleuré. Et l'amour se donne, se reçoit, et se souvient, et le lien se scelle, se mêle et nous revient.
Les dos se délient et se courbent pour embrasser cette fidèle amie qui ne juge pas. Les mots se délivrent et viennent enlacer la belle Dina. Le temps s'arrête, l'espace disparaît. L'instant est bon, chaleureux, nourricier.
Et puis un jour, les femmes et les hommes chancellent, et finissent par quitter le fil de la vie.
Et puis un jour, c'est la fidèle amie, qui vient à nous quitter. Trop tôt. Trop injustement. Trop douloureusement. Parce qu'elle aussi avait cette fichue maladie. Celle qui ronge, qui envahit. Celle qui ne laisse aucun répit.
Dina la belle, si digne et si aimante, a donné sa confiance à des centaines d'humains fragilisés par la maladie et le handicap, isolés du reste du monde, les invitant chaque semaine à entrer dans la ronde de la vie.
Dina la douce, si gracieuse et si charmante, a fait naître des milliers de sourires et de souvenirs. A redonné l'espoir, et a chassé tant de fois le noir des ténèbres.
Aujourd'hui notre cœur est en peine, mais il rayonne encore de l'amour de Dina. Les images, les sensations, la douceur, les émotions ne s'effacent pas.
Notre mémoire à tous est sa nouvelle maison, pour toujours et à jamais.

La femme au cœur brisé

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 Dog food bowl - M.C. Goodwin

Un soir du mois de juin, revenant de chez mon amie Élisabeth, je lus à mon fils le petit livre qu'elle m'avait donné pour lui : "La mort du Grand Pupu". L'histoire d'un monstre, hurlant jour et nuit, au point que tous les sujets du royaume ne souhaitaient qu'une chose : retrouver le silence. Le prince, chargé d'éliminer l'insupportable créature, partit à sa rencontre... jusqu'au jour où il saisit le sens de ces cris incessants : le Grand Pupu, avant de mourir, recherchait l'amour...
  
Ma chère Élisabeth,  
Je voulais encore te remercier... et puis te raconter aussi que le soir de mon retour, j'ai lu La mort du Grand Pupu à mon fils, qui a beaucoup aimé, mais qui n'a pas bien compris pourquoi je pleurais tant, à la fin du livre.
C'est une très belle histoire comme je les aime.
 

Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à  ces grands vieux (pourquoi seraient-ils toujours petits ?), mais pas n'importe lesquels : les "agités du bocal", ceux qui crient, qui déambulent, qui troublent l'ordre des choses, qui bousculent par leurs comportements "inadaptés", "gênants", qui brisent le silence mortel des maisons de retraite... Combien de fois ai-je entendu ces redoutables sentences des soignants, qui ne cherchaient qu'à faire taire ces vieux machins bruyants ? Combien de fois sont-ils passés à côté du sens de ces appels de détresse ? Combien de fois ont-ils préféré fermer les yeux et se boucher les oreilles, sans jamais aller à la rencontre de la personne, de son vécu, de ses tempêtes intérieures ?
Sans jamais lui tendre la main.

Tu vois, je repense à une très vieille dame, que j'ai rencontrée il y a plusieurs années. Alitée, "démente", elle n'avait de cesse de crier toute la sainte journée "J'ai mal  J'ai mal ! Qu'est-ce que j'ai mal !". Alors on lui donnait des antalgiques, pour soulager sa douleur, mais surtout pour la faire taire. Et elle continuait de plus belle... "Mal ! Mal ! j'ai mal !". Tout le jour, toute la nuit... Des mois durant. Elle avait passé des tas d'examens, elle n'avait rien. Tout le monde connaissait la chanson, la rengaine, et petit à petit, plus personne ne cherchait à l'apaiser. Elle était devenue la gueuleuse, celle-qui-a-mal-mais-on-ne-sait-pas-où.
Et puis un jour, je suis allée la voir. Je suis restée près d'elle, un temps. Et je l'ai écoutée.
- Mal... mal... j'ai mal au cœur... au cœur... oui, j'ai le mal d'amour, mal mal ! Je l'aimais et il m'aimait, pourquoi est-il parti ? Mal... j'ai si mal....

Et voilà que la crieuse démente était devenue la femme au cœur brisé. Brisé par un premier amour, qu'elle avait gardé secret jusqu'à ses cent ans, un homme idéal-idéalisé qui était parti faire la guerre pour n'en jamais revenir.
La dame de cœur avait ensuite construit d'autres rêves, avec un autre homme, qu'elle avait sincèrement aimé, mais pas du même amour, non, pas de la même passion. Elle avait eu de beaux enfants, et pour ainsi dire une belle vie. Mais la peine était là, tapie au fond d'elle, toutes ces années durant, jusqu'à ce que l'approche de la mort ne la fasse resurgir, comme un ultime appel à l'homme qu'elle avait toujours aimé.

Maladie d'amour,
maladie de la jeunesse

Si tu n'aimes que moi
Reste tout près de moi 
Quand l'amour est petit, c'est joli si joli
Mais il devient fort, méfiez-vous mes amis
Caché sous le feuillage,
C'est comme un serpent gris

 
Oh Oh,
N'allez pas quand il dort
Surtout le réveiller
N'allez pas car il mord
Si vous le réveillez

 
Quand l'amour est petit, c'est joli si joli
Mais quand il devient fort,
C'est plus beau que la vie
J'irai sous le feuillage,
Chercher le serpent gris

 
Oh Oh...
Car l'amour c'est la mort
Mais c'est aussi la vie
Car l'amour c'est la mort
Et c'est le paradis
 
(Henri Salvador)

Voilà, Elisabeth, j'avais envie de te raconter cette petite histoire, qui m'est revenue grâce au Grand Pupu et à ses cris existentiels.
Je t'embrasse bien affectueusement.

Colore

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Madame Moineau, petite et frêle demoiselle de l'ancien temps, s'agrippe aux branches de nos bras, appelle de sa petite voix perchée une présence réconfortante. Sa peau de plume vient caresser nos mains pour mieux les retenir contre elle, son regard désespoir forme une passerelle entre le noir de son âme et les couleurs de nos sourires. Madame Moineau a peur de l'immensité de ce monde qu'elle ne comprend plus, elle voudrait bien se réfugier dans le creux de notre main, comme un petit oiseau blessé. Un matin, alors qu'elle s'égare dans les dédales de ses pensées, je l'invite à entrer dans un cocon hors du temps et de l'agitation institutionnelle. De grandes feuilles recouvrent la table, des palettes ornées de généreux ronds de couleurs s'offrent à nous. Madame Moineau n'a jamais touché un pinceau, toute sa vie durant elle a fait sautiller ses doigts sur les touches métalliques de sa vieille machine à écrire... Elle observe un long moment ses semblables qui dans de petits gestes minutieux s'affairent à remplir le vide des feuilles. Puis progressivement, elle s'empare des plus vives couleurs, qu'elle dispose sur un large pinceau, associe les teintes, tantôt hésitante, tantôt décidée. Son regard semble se gorger de lumière, chassant ses obscures angoisses. Elle fabrique de la vie sur cette vaste feuille de papier, laissant libre cours aux réminiscences et apparitions, aux sensations et aux énergies, au surgissement de l'inattendu, à l'explosion de l'irréel.

Quand les tests d'efficience globale font advenir le sujet...

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 « Voulez-vous m'écrire une phrase, ce que vous voulez, mais une phrase entière. »

Cette question, d’apparence anodine, est la seule du MMS qui permette de s'évader, de sortir du cadre, de laisser libre cours à sa pensée de l'instant. Fenêtre ouverte sur soi, sur son monde interne, ou miroir de l’âme, elle donne l’occasion de se raconter, et de s’inscrire en tant que sujet – sujet pensant, sujet désirant - dans son histoire et dans le temps. L’acte d’écrire n’est pas non plus anodin. Combien de résidents s’exclament « Je ne sais plus écrire », ou « Je n'ai pas écrit depuis si longtemps... », puis, essayant vaille que vaille, y parviennent finalement, quand bien-même les mots se font pattes de mouches, ou filet informe de vagues et de boucles…
L'empreinte est là, sur le papier, unique, précieuse.

Dans les mots choisis, dans les phrases écrites, émerge le Moi – ébréché, fragilisé, défensif, ou vaillant. Quelque chose de l’identité, de l'intime, des petits bouts d’histoire, des bribes d’angoisse ou d’espoirs, des interrogations, et puis, tapis dans l’ombre, les fidèles compagnons de l'Humain, Eros et Thanatos…
A nous, psychologues, neuropsychologues, d'entendre ces vox clamantis in deserto...


J’ai passé un test de psychologie
Fermez la porte
Ferme les yeux
L’amour est enfant de bohème qui n’a jamais connu de loi
Je pense à toi
Nous aimons la nature

Papa maman ils me manquent

Bonjour madame je vous trouve très sympathique
Ma maison n’est plus habitée depuis cinq ans
Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie
J’aime la solitude
Papa, Jacques, venez me voir
Il fait beau aujourd'hui

Je suis content

Hier j'ai été heureux d'aller visiter les lumières à Paris
Je ne sais pas ce que je ferai cet après-midi
Je suis ici dans une maison de retraite
Je suis perdu et égaré
Je suis très bien ici
Quel jour sommes nous
Après avoir fait des efforts je suis arrivée à rouvrir mes yeux qui étaient fermés
Je joue du piano
Je sais la naissance de Gérard Philippe 4-12-1922 au 25-11-1959
Je suis malade
Bonjour quel temps fait-il ?
Il était une fois dans la forêt lointaine un joli petit écureuil venait se promener
Je vais au marché pour des fruits
J’aime beaucoup mes enfants et mes petits-enfants
Je suis contente que vous veniez me voir
Je ne suis pas fatigué
Lorsque mes enfants sont auprès de moi je suis une femme heureuse
Je voudrais savoir jusque quand on va me garder ici
Demain il fera jour
J’aimerais bien partir
C’est l’hiver, depuis plusieurs jours nous n’avons pas vu le soleil
Pour me reposer je m’allonge sur le lit
Je voudrais mourir le plus tôt possible
Je vous aime affectueusement

Jeanne

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Comme une fleur lassée, courbant sa couronne de pétales séchés vers la terre, Jeanne la belle, comme on l’appelait du temps de ses vingt ans, dépose au creux de ses longues mains de veines soyeuses, son visage creusé de vie. Son dos arrondi semble s’enrouler sur lui-même, et ses mots, en apesanteur, valsent dans une farandole de rêverie et d’à-peu-près. Par moments, elle lève la tête et plonge ses yeux gris-vert dans les miens ; elle semble regarder plus loin encore, derrière-moi : point de fuite ou d’interrogation, point de non-retour. « La vie s’en va » me dit-elle. La vie s’en va. Elle se retire comme la mer quitte le sable, comme la main maternelle, d’une dernière caresse, quitte l’enfant assoupi. 
Son flot de paroles envoûte ma pensée qui se détache et se perd en un mystérieux dédale de souvenirs et d’affects. Le soleil jette sur nos silences ses rayons ardents, tandis que nous déambulons, elle et moi, sur le fil de l’ici et maintenant…

Madame l'institutrice

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Madame l'institutrice est en train d'écrire les dernières lignes de sa vie. Ses yeux fermés forment un écran noir sur lequel défilent son histoire, ses souvenirs et ses jours heureux. Elle prépare son esprit, sereine, quittant peu à peu ce corps qui se fait chaque jour plus maigre et plus noueux. Elle me demande si l'atelier d'écriture marche bien, ouvrant un instant ses yeux bleu océan ; je lui réponds qu'il continue, différemment puisque privé de son regard si particulier et si beau sur le monde.
Socrate et Platon ont plié bagages, Madame l'institutrice est en train d'écrire en silence les derniers mots du livre de sa vie.

Viens, je t'emmène

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Bobi+Bobi

L’ascenseur me conduit au troisième étage. Les portes s’ouvrent sur le salon éclairé par un beau soleil d’été, dans lequel vivotent deux trois frêles dames, engoncées dans de gros fauteuils de mousse et de fer. Au centre, errant à la recherche d’elle-ne-sait-quoi, Madame Solitude tourne comme un poisson dans un bocal. Le silence semble assourdissant, l’absence de vie insupportable. 

Le bruit métallique des portes de l’ascenseur brise la monotonie de l’étage. Quelqu’un arrive ! Enfin ! Madame Solitude s’approche de moi, me tend ses mains de soie. « Je ne sais pas où je vais », me dit-elle en m’emmenant vers le couloir. Elle s’agrippe à mon bras puis m’embarque doucement dans sa chambre. Nous nous asseyons, elle se met alors à ouvrir les vannes de son cœur, lourd de solitude et d’ennui. « C’est difficile de se sentir chez soi quand il n’y a pas un système mis en place ensemble… C’est un peu mortel ». Elle ne se sent pas à sa place, parmi ces « jeunes », qui passent leur temps à ne rien faire dans ce salon sans vie. « Maintenant, je me rends compte que je suis une vraie vieille dame », ajoute-t-elle.  A travers ses mots et ses silences appuyés j’entrevois un gouffre de tristesse. Il me semble à certains moments être en communion avec ses pensées, ressentir le vide, et la peur de voir son identité s’effacer avec le temps. Nous passons un long moment, toutes les deux, dans le calme de son presque chez-elle, habillé de photos de famille qu’elle ne regarde plus.

« Je ne sais plus quel âge j’ai. Je crois que je suis en fin de vie… Je n’ai plus l’espoir de rien. »
Elle pose avec tendresse son regard sur mes cheveux, mon visage, mon corps… « Vous êtes jolie, et vous êtes belle… C’est rare de rencontrer quelqu’un qui prend le temps de s’arrêter pour parler… […] Vous devez penser que je suis folle ! Je perds la… la… c’est difficile… je l’ai perdue au vol ! J’espère que vous l’avez perdue aussi. »

Après un long échange, elle se lève, ouvre avec peine le tiroir de sa commode qu’elle fouille avec détermination. Entre de vieilles paperasses et des feuilles de serviettes en papier, trône une madeleine dodue, brillante, emballée dans un plastique. Elle s’en saisit, comme si elle avait déniché un trésor, et me tend cette madeleine, symbole du souvenir, en guise de remerciement pour ce temps que j’ai bien voulu lui offrir.

« Mais au fait… Pourquoi êtes-vous venue me voir ? », me lance-t-elle.
- Je suis venue au salon du troisième étage, vous étiez-là, et vous m’avez emmenée avec vous. Je crois que vous aviez besoin de parler…
- Oui, c’est vrai. J’avais beaucoup de choses à dire. Je ne sais pas pourquoi, je me sens bien avec vous… Je fais avec vous comme à une amie. »

Nous nous quittons, nous serrons la main, et je sens en elle l’affection débordante d’une femme en mal d’amour. Elle semble hésiter à m’enlacer, puis attrape mon bras pour m’accompagner à l’ascenseur qui m’avait conduit jusqu’à elle.

Nous nous séparons, ses yeux paraissent plus lumineux…
« Revenez me voir quand vous voulez… Vous, vous savez où je suis ! »

Sur le fil

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Une petite boîte en nacre, qu'elle tenait de sa mère. Des livres reliés, certainement un peu poussiéreux, mais si beaux et si précieux. Un service en porcelaine, orné d'un liseré doré, reçu pour son mariage. Une pendule aux aiguilles figées. Des reproductions de peintures romantiques, théâtre de ses pérégrinations oniriques. Un fidèle poste de radio. Le bureau de son grand-père, accompagné de sa vieille plume.

Tout est parti.
Envolé.
Disparu. 
Il fallait bien faire place nette, puisqu'on vend la maison, maman. Où pouvait-on mettre tout ça ?

Où pouvait-

on

mettre

tout ça

?

Vidé.
Envolé.
Tout a disparu.

Une vie.

Parce qu'il fallait faire place nette.
Parce que ceux à qui elle a donné la vie ont décidé de lui voler la sienne.

Madame Funambule me regarde, les yeux d'ébène remplis de désespoir. Sous ses pieds se dérobent sa maison, ses biens, ses repères, son histoire.

Elle se sent comme sur un fil, égarée dans un néant annihilant, n'osant plus mettre un pied devant l'autre, de peur de perdre à jamais le fil de sa vie, et de plonger, définitivement.

Sa petite voix rauque, teintée de tristesse, me murmure alors :

"Ils n'ont pas le sens du souvenir"...

Ne me quitte pas

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Paysage de guerre - Marie Alloy

Rencontre avec Madame Précipice, 96 ans, la peau sur les os, les muscles tordus d'angoisse, le regard bleu électrique perdu dans le vide du plafond. Elle crie toute la sainte journée. Elle griffe. Elle jure. Elle rejette. Elle insulte. La nuit, aussi. Sans répit. Dévorée par la peur de mourir, de mourir seule comme un chien, de perdre l'amour de l'autre, d'être abandonnée de tous, de disparaître dans le regard de ceux qui daignent encore se pencher au dessus de son lit pour prendre soin de son corps décharné. Madame Précipice s'accroche de toutes ses forces à sa peur, à son lit, au fil de sa sonnette, suspendue dans le néant d'Aloïs qui a dérobé le monde de paillettes qu'elle s'était naïvement construit, pendant toute une vie.
J'enlace de mes mains ses petits doigts maigres et froids, et l'invite à écouter des chansons aimées - Dis quand reviendras-tu, Ne me quitte pas..., dont les paroles résonnent et se cognent à sa dévorante solitude. Elle ne sais plus parler, non, elle ne sait plus que crier, et quand bien même les émotions qui l'envahissent sont celles du réconfort, elle se met à clamer "Reste-là ! Reste-là ! Ne pars pas... Reste avec moi !"...
J'attrape son regard, hagard, égaré, et d'un coup, me mets à exister, à prendre corps dans son esprit morcelé. Je suis heureuse d'être avec elle, et le lui dis. Elle s'apaise un instant, "Merci... Oh... merci !"...
Le temps déroule son fil, et nous restons là, toutes les deux, les mains emmêlées, et je me sens là, comme un prolongement vivant de son être en perdition, comme une racine solidement arrimée à la terre, tandis que l'arbre menace de se faire emporter par le tourbillon de la mort.
Les paupières de Madame Précipice lentement s'alourdissent, et voilà maintenant qu'elle détend son angoisse pour glisser dans les limbes de Morphée... Le temps suspend son vol, mes yeux parcourent la peau de soie de son visage enfin apaisé. A ce moment là, je ne sais pas encore que dans quatre jours... Dans quatre jours. Au petit matin. Un matin de pluie et de vent glacé...

  


Ne me quitte pas
Je ne vais plus pleurer
Je ne vais plus parler
Je me cacherai là
A te regarder
Danser et sourire
Et à t'écouter
Chanter et puis rire
Laisse-moi devenir
L'ombre de ton ombre
L'ombre de ta main
L'ombre de ton chien
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

Vous en reprendrez bien un p'tit peu ?

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L'ange de l'amour - Anja C. Klauss

Bain de tendresse avec une dame débordant d'amour, souffrant d'une maladie d'Alzheimer à un stade sévère. Elle attrape mon bras et mon regard, et m’emmène au pays des bisounours.
 

- Tu sais, je suis heureuse quand tu es là. Je suis sincère, je ne mens jamais. Ce que je dis, je le pense du fond du cœur. Quand je n’aime pas quelqu’un, je ne dis rien. Mais là je suis heureuse, profondément heureuse parce que tu es là, avec moi. Je t’aime… Je te donne tout mon amour, tu peux le garder avec toi, et si un jour tu en as besoin, tu pioches dedans ! Tu es belle, je te le dis. Il y en a qui sont moches, c’est comme ça, on est comme on est. Mais toi… même si t’étais moche, tu serais belle !
 
(déclaration agrémentée de quatre gros baisers édentés qui claquent sur ma joue)

L'ennui

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Bobi+Bobi

Être là, près d'une dame de 108 ans, tenir sa main, porter un instant avec elle le poids de son chagrin et de sa fatigue, l'écouter me dire entre les larmes qu'elle veut retrouver sa maman, parce que la vie est trop longue, parce qu'elle n'en finit plus - quel ennui, ô maman, quel ennui... - se laisser embrasser la joue, parce que c'est bon de donner un baiser à quelqu'un qui vous écoute, embrasser la sienne, toute osseuse, pour apaiser un instant sa tourmente, et la voir sourire, enfin, cette dame du début du siècle dernier...

Paroles "insensées"

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Autoprotection - Christophe Hohler

- Que faisons-nous toutes les deux ?
- Nous parlons...
- Nous rêvons !


La maladie d’Alzheimer est considérée dans notre société, sous un angle majoritairement déficitaire. Ainsi, la perte creuse inexorablement les sillons de la maladie, happant nos vieux dans un tourbillon annihilant, les privant progressivement de leur mémoire, de leur intelligence, de leur parole, et, pour finir, de leur identité…
Certains aidants, soignants, bien-pensants, aussi démunis qu’ils puissent être, affirment alors que ce monsieur « n’a plus toute sa tête », « qu’il ne sait pas ce qu’il dit », que cette dame « ne comprend plus rien », « qu’on ne la reconnait plus », « qu’elle parle pour ne rien dire »…
Ainsi, la parole, dénuée de sens, perd sa fonction d’affirmation de soi et de lien à l’autre, laissant place à l’exclusion, fut-elle inconsciente. La maladie d’Alzheimer effraye, rebute, elle nous confronte à nos propres limites, à nos angoisses, parmi lesquelles celle de devenir insignifiant, posant ainsi la question fondamentale du sens de la parole « démentielle ».

Mon métier de psychologue m’amène à rencontrer quotidiennement des hommes et des femmes atteints de la maladie d’Alzheimer. Cette société, qui peut être si « excluante » à l’égard de cette population, me donne l’opportunité de prendre mon temps avec ces malades du temps, de faire sens avec leur non-sens.
Ainsi, chaque jour, je m’assois à leurs côtés ; ils m’offrent leur regard, leur parole, parfois leur main qui vient attraper la mienne ; j’accueille leur maux, leur confiance et leurs peurs, j’interroge leur cœur, et nous foulons ensemble leurs terres peuplées de sentiments, d’histoires et de souvenirs.
Les mots parfois s’emmêlent, s’entrechoquent, ou s’envolent, s’amoncellent sur ce fichu bout de la langue qui refuse de les prononcer. Un mot vient en remplacer un autre, créant la surprise, tronquant une phrase dont on pourrait aisément dire qu’elle perd tout son sens. La poésie s’invite, accompagnée du symbole, du néologisme ou de la métaphore. Parfois, une phrase impeccable vient s’immiscer dans une salade verbale incompréhensible, vient percer un silence appuyé. L’auditeur décrit alors le fameux « éclair de lucidité », celui qui fait remonter à la surface du monde des humains ceux qui ont perdu la raison.
Au fil des années, il m’est apparu que la parole « insensée » de ces hommes et femmes « Alzheimer », donnait à voir le cœur de l’humain, révélait une véritable authenticité de la relation à l’autre, mais aussi un regard très clair sur leur vieillesse et l’approche de la mort. Leurs angoisses, mises à nu, semblent libérées du carcan des convenances sociales, offrant à la parole une dimension authentique, dont la richesse symbolique nourrit le sens.
Dans un monde où l’on demande à la cantonade à son prochain si « ça va ? », ce à quoi l’autre répond machinalement « ça va », parce qu’il ne va tout de même pas se plaindre ni pleurnicher sur son sort, se trouve un autre monde, plus sensible, dans lequel l’autre, le malade Alzheimer, peut aussi bien répondre « Le soleil est parti »,  que « Je veux mourir » ou « Ne m'abandonne pas ».
L’entourage peut éprouver des difficultés à accueillir ces mots, si tranchants de vérité, essayant de se prémunir d’une trop grande douleur, de cette peur de la différence et du devenir. Il peut être tenté de  considérer ces paroles comme « insensées », s’enfermant ainsi inconsciemment dans un déni des capacités - à penser, à ressentir - de cet autre, ce père, cette mère, ce malade Alzheimer mais néanmoins profondément semblable, cet autre qui partage les mêmes angoisses et les mêmes rêves, et qui nous renvoie à notre propre condition d’humain mortel, témoin du temps qui passe…
Pourtant, cette parole est précieuse. Elle représente un moyen de relation à l’autre : se raconter par les mots, c’est affirmer sa place dans le monde des vivants. La parole vient donner corps à l’émotion, elle permet de se retrouver, de ne pas se perdre, d'être dans l'ici et maintenant. Nous sommes tous des êtres de parole, nous sommes des « parlêtres ». Parler, enfin, c’est soutenir sa dignité.

Je parle donc je ressens donc je suis.
Restreindre la maladie démentielle à une succession de pertes, amenant à l'effacement progressif de la pensée et de l'identité, c'est nier l'existence – la persistance, le foisonnement ! - d'une vie psychique. C'est faire l'impasse sur la mémoire émotionnelle, qui tend souvent à s'enrichir à mesure que les facultés intellectuelles diminuent. C'est oublier ce qui constitue le propre de l'homme : ses affects, ses désirs, ses craintes, son besoin d'amour, de lien à l'autre, son besoin de reconnaissance, de l'écoute et du regard de l'autre pour se sentir encore vivant.
Puissions-nous donner à ces « malades du temps » une écoute respectueuse de leurs mots, de leurs silences et de leurs sourires, de leurs regards et de leurs soupirs.
Puissions-nous lire à travers leurs lignes, ressentir leurs maux derrière les mots, marcher avec eux sur le chemin de la vie et du souvenir, en laissant derrière nous les carcans d’une société prônant le jeunisme et fuyant tout ce qui touche à la vieillesse, à la maladie et à la mort.
Puissions-nous, tout simplement, accueillir leur parole avec le cœur...


Voici quelques phrases, glanées lors d’échanges avec eux, dont la clairvoyance peut paraître si troublante…


« Si vous voulez faire une visite chez moi, je vous donnerai des cerises ! »
« Je vis de souvenirs »
« J’ai encore ma langue, et ma tête ! J’aime parler ! »
« Je suis un petit oiseau en cage »
« Ma mémoire a pris la clé des champs ! Elle a profité de mon indifférence pour filer... »
« Vous êtes une passerelle entre les vieilles choses et aujourd'hui »
« Merci d'être venu, ça a fait une césure dans mon silence... »
« Je vous parle comme à une sœur... »
« Je vais bientôt partir, sur l'Île des Tartares, loin de ce monde. Je pense à vous tous les jours, je ne vous oublierai pas. Je vous garde avec moi. »
« Je suis une bonne comédienne ! Dites à la patronne qu'elle m'appelle si elle a besoin d'acteurs. »
« Vous êtes potelée, comme disait ma mère ! »
« Je crois que ma tête va exploser. »
« Viens, que je t'étrangle ! »
« Qu'est-ce-que je ferais sans vous ? »
« Je suis une brebis égarée. »
« Maman et papa, venez me chercher, moi je vous aime ! »
« Personne ne pense à moi, alors je ne pense plus à rien. »
« Le soleil m'égaye même en hiver. »
« Je ne sais pas quoi faire de moi. »
« Mon cerveau ne s'arrête jamais, c'est comme une machine, mais détraquée. »
« Je lis la messe toute la journée, et quand j'ai terminé je recommence. »
« Allez vous-en avant que je ne me disperse ! »
« J'ai rêvé que j'allais conquérir le monde. »
« Aujourd'hui tu as gagné ton paradis. »
« Maman, maman... Je veux la voir avant de mourir. »
« Tout est moche, c'est pour ça que je suis moche. »
« Je suis toute embarbouillée. »
« Ma tête est difficile. Elle sature... »
« Je vous embrasse parce que je vous aime. Je déteste me séparer de vous. »
« Faut que j'aille chez moi, mais j'sais plus où j'l'ai mis. »
« Je rejette les souvenirs pour en vivre d'autres. »
« Je projette des larmes rien que d'y penser. »
« Combien y a-t-il de chevaux en piste ? »
« Je cherche à ranger les soucis, mais je ne trouve pas. »
« On va rester amis toute la vie ! »
« Tout ça c'est beau, mais ça vaut pas l'amour, comme disait l'autre. »

L'Enfer

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La Porte de l'Enfer (détail) - Auguste Rodin

Confortablement installé dans son fauteuil roulant, il retrace son chemin de vie, avec la satisfaction de se remémorer tout ce qu'il a bâti, et le regret de devoir y renoncer pour venir vivre ici, en maison de retraite... Ses yeux bleus, abimés, si vieux et pourtant pleins de vie, me racontent sa déception de n'avoir pas pu mourir chez lui, dans la grande maison de Lorraine qu'il a habitée durant plus de trente années.

Il finit par me lancer :

- Vous connaissez L'Enfer, de Dante ? Eh bien voilà, dans mon esprit, comme aux portes de l'enfer il devrait être inscrit aux portes de la résidence :

    "Toi qui entre ici, abandonne toute espérance"

Te souviens-tu ?

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Bobi+Bobi

Ses souvenirs sont éparpillés en un ciel étoilé. Certains brillent fort, repères éternels dans le firmament de la vie, d’autres disparaissent discrètement, laissant place à l’obscurité de l’oubli. Elle me parle d’un temps révolu, et pourtant si cher à son cœur, si frais à sa mémoire. Elle est là, en son âme, jeune maman pouponnant ses deux petites filles adorables. Elle raconte la maternité, le bonheur et les rires partagés…
Soudainement, ses yeux s’agrippent aux miens. L’air grave, elle me demande :

- Mais… vous, vous avez des enfants ?

J’ai pris pour habitude d’esquiver la question, de prendre des chemins détournés pour interroger le renversement du discours… Mais là… c’est différent.

- J’ai un fils.
- C’est tout ?
- Oui.


Son regard s’assombrit, elle reste songeuse, puis répond avec la solennité de la Sagesse :

- Pensez au moment où vous ne serez plus là… Avec qui votre fils pourra-t-il partager ses souvenirs d’enfance ?...

Je réalise alors que mon fils, mon tout petit à moi, suivra peut-être mon chemin de nostalgie, se retournant régulièrement sur son Enfance, s’y ressourçant parfois pour mieux affronter l’avenir… Jamais je n'ai pensé qu’il pourrait souffrir d’être seul sur ce chemin, sans compagnon ni témoin de ce temps passé.

Je réalise aussi que malgré l’existence d’un frère plus âgé, je n’aurai, lorsque mes parents ne seront plus, personne avec qui partager mes souvenirs. Quelques photos, tout au plus, donneront du relief à ma mémoire, mais personne à qui je pourrai dire :

- Te souviens-tu ? …

Si je sais que mon fils aura certainement des compagnons d’enfance, de bonheur et de rires, à nouveau je replonge dans ma plus grande interrogation : que deviendrai-je, et qu’adviendra-t-il de mon identité et de mon histoire, lorsque mes parents ne seront plus ?

Être là

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Seashore by Moonlight - Caspar David Friedrich
Être là, simplement. Mes mains posées sur les siennes. Écouter ses râles submergés de sanglots. Prendre un peu de son désespoir, pour le porter à deux. Être là, simplement, sans un mot. Comprendre sa tourmente, les ravages de sa peine. Saisir son sentiment d’abandon, écouter sa colère, entendre sa haine. Sentir son désir de mourir, de s’effacer du monde, de n’en plus supporter les souffrances. S’agripper à ses lèvres déchiffrer les mots entrelacés de larmes. Être là, dans l’instant, ses mains au creux des miennes. Se suspendre à son souffle rugueux, craindre le dernier. Porter à deux le silence de ses maux. Enfin, regarder les sanglots s’éloigner comme s’éloigne le murmure des vagues lorsqu’on quitte le sable. Observer ses yeux clos, le sommeil qui s’installe. Ramener sa main sur son autre main, pour qu’elle ne soit pas seule. Et quitter discrètement cette chambre assoupie, saluant au passage l’ombre de Thanatos, fils des ténèbres et de la nuit...

Peau de chagrin

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Sun in an Empty Room -Edward Hopper

Assise sur le rebord de son lit, elle scrute le ciel, en silence. Les peupliers majestueux la saluent un à un dans un délicat mouvement de va et vient, quelques feuilles roussies jonchent le bitume, en contre-bas. La pièce est lumineuse en ce premier jour d'automne, éclairant le visage serein, creusé de vie et pâle de discrétion, de cette vieille femme, posée sur le coin de son lit dans une absence vaporeuse. Le temps autour d'elle déroule son fil, tandis que se tissent tout autour de son âme ses souvenirs d'enfant. Papa est là, qui se balance sur le rocking chair noir, en la tenant dans ses bras aimants. Les flammes dansent dans l'âtre, mues par les nuances mélancoliques du Winterreise de Schubert. La maison exhale encore le doux fumet du coq au vin... Dehors l'air est glacial, le grand tilleul a quitté sa belle parure et retourne en sa sève, en ses racines, puiser la force de résister au froid hivernal. L'herbe, saupoudrée d'une fine pellicule de glace, est devenue bien pâle, la lumière même semble dénuée de vie. Il suffit alors de tourner les yeux vers les bougeoirs dégoulinant de cire et diffusant un aura doré, pour réchauffer son cœur. Maman, emmitouflée dans son pull bleu marine, lit en grattouillant par moments de ses doigts graciles la tête du chat avide de caresses. L'instant est d'une douceur enivrante...

La vieille dame a enfoui ses mains dans une longue écharpe rose passé, comme pour se prémunir du vent automnal qui agite les arbres, derrière la fenêtre. Elle esquisse un léger sourire. Je suis là, assise à côté d'elle, observant ses yeux cristallins, écoutant son souffle, mais elle ne me voit pas. Elle s'en est retournée dans ses racines, puiser la force de résister au temps qui dessine ses sillons sur ses mains, elle s'en est retournée dans ses rêves d'enfant, puiser la force de ne pas se muer en peau de chagrin...