4.24.2018

Deux pour une

© Vickie Wade
Petit à petit, Jeanne a perdu l'appétit de la vie. Son corps frêle, posé dans un fauteuil d'ébène, dessine une présence silencieuse. Sa bouche édentée ne sourit plus, ne réclame plus personne. Ses yeux bleus ont perdu leur éclat, ils se perdent dans son vague à l'âme, comme si son regard tout entier était tourné vers l'intérieur, vers les profondeurs de son moi. Ici sans être là, ses mains osseuses et soyeuses cherchent du lien, de la chaleur, de l'humanité. Elles saisissent les mains des soignantes, pour les serrer fort contre elle et se nourrir de ce contact, de ce peau à peau qui l'apaise, elle qui n'entend plus rien et qui ne voit plus que des ombres.

A l'étage du dessus, exactement à la même place, Albertine attend. Discrète, elle observe le monde qui s'agite autour d'elle : la valse des soignantes affairées, les chariots qui sèment leur vacarme de ferraille, les palabres incessants de la télévision, qui tient compagnie à ceux qui n'en ont plus. Le temps déroule son fil, mais elle ne s'ennuie pas, Albertine. Elle pense à sa sœur. A leurs robes vichy, à leurs jeux d'enfants, à leurs éclats de rire, à leur promesse de ne jamais se séparer... Au bon temps révolu. A la fenêtre, les saisons se succèdent. Elle plonge ses yeux bleu ciel dans les volutes des cumulonimbus, s'évade un peu, s'allège un instant du poids de sa solitude.

Jeanne ne parle plus. Ne marche plus. Ne sourit plus. Sa peau de soie colle de plus en plus à ses os. Son corps s'assèche comme une fleur qui se fane. Et pourtant, quelques mois auparavant, elle arpentait les couloirs à la recherche de sa sœur. Son regard était intensément vivant, et sa tendresse débordante. Elle se lovait contre les soignantes, posait sa tête contre leurs épaules solides, comme un oiseau recherchant la chaleur et la sécurité affective dans les ailes enveloppantes d'une mère. « Où est ma sœur ? » interrogeait-elle. « Où est Bétine ? » 
Je l'accompagnais souvent au premier étage. Dans l'ascenseur, elle si petite, et moi si grande, je l'entourais de mes ailes. Elle souriait de tout son être. Les portes métalliques glissaient, et elle galopait vers le grand salon, guidée par le désir irrépressible de retrouver sa moitié, son amie de toujours, son Albertine chérie. Elle la reconnaissait immédiatement : de loin, de dos ou dans l'obscurité, elle savait exactement où la trouver. Elle s'asseyait à ses côtés, lui prenait la main, plongeait ses yeux dans les siens, et semblait retrouver corps dans ce lien symbiotique avec Bétine. Cela durait un moment, un temps rempli, infini, sans limite, dans ce lieu sans contours, où toutes les deux étaient seules au monde, réunies, unies, une(s), sans âge, sans rides sur le visage. Deux petites filles en robe vichy, les yeux pétillant, deux âmes sœurs heureuses d'être ensemble, enfin.

Depuis son retour de l'hôpital, Jeanne n'arpente plus les couloirs. Perdue dans un fauteuil roulant bien trop grand, elle laisse filer le temps. Ses pieds ne touchent même plus le sol. Elle n'est pas plus haute qu'une enfant assise sur une chaise d'adulte. Perchée. Perdue. Sans filet. Sans racines, et sans ailes pour la protéger. Depuis combien de temps n'a-t-elle pas vu Bétine ? Sait-elle encore qu'elle existe ? Où est-elle ? Dans quel recoin de sa mémoire ? Nul ne le sait. Ses yeux ne la cherchent plus. Mais ses mains, qui tâtonnent dans l'espace à la recherche d'un semblable... Ses mains, qui voient à la place de ses yeux, qui parlent à la place de sa bouche, qui recherchent le lien, l'harmonie, la complétude, semblent vouloir attraper dans le vide qui l'entoure la présence et l'amour d'Albertine.
Je m'approche de son oreille, cachée sous ses cheveux blancs soyeux. « Voulez-vous voir Bétine ? » Jeanne hoche immédiatement la tête. Pour sûr qu'elle veut la voir ! Une sœur, ça ne s'oublie pas. Le reste peut bien s'envoler et lui échapper, cela lui est égal. L'essentiel est là, tapi au fond de son cœur, et si les mots ont disparu de son langage, la lumière qui illumine ses yeux vient dire à quel point son amour pour sa sœur est un inestimable trésor. Nous roulons jusqu'à l'ascenseur. Elle attrape la main de ma collègue, qui la lui offre, tout en veillant à marcher au rythme du fauteuil, pour ne pas rompre le lien. 
Nous arrivons au grand salon, Albertine est là. Toujours à la même table, à la même place. « Votre sœur est là, qui veut vous voir... » Elle s'éclaire. Je positionne le fauteuil de Jeanne à la fois en face et à côté de celui de sa sœur, de sorte qu'elles puissent se voir et se toucher. Mais le regard de Jeanne semble vide et ne capte pas la présence d'Albertine, qui lui tapote le bras, l'air de dire « Hé ho, je suis là, réagis ! » L'instant, qui se voulait riche, menace de tourner en une tragédie de l'indifférence, en une impossible rencontre. « Jeanne est fatiguée aujourd'hui, mais elle voulait vous voir, elle ressent sûrement votre présence, elle vous aime... Vous êtes importante pour elle, comme elle l'est pour vous ». Albertine, dans un silence pudique, regarde sa sœur avec inquiétude. Combien il doit être pénible de la voir ainsi, affaiblie, hermétique, mutique... Nous restons là, avec elles. Nous guidons doucement Jeanne « Regardez, votre sœur est juste là ». Nous posons sa main sur le bras d'Albertine. Nous sommes leur passerelle.
Vient alors le moment où leurs regards se croisent enfin, où le noyau se forme, où leur histoire se rejoint. Bétine caresse tendrement le bras de sa sœur, qui esquisse un sourire... Ensemble, dans ce grand salon où les palabres incessants de la télévision tiennent compagnie à ceux qui n'en ont plus. Ensemble, à quatre-vingt dix ans et des poussières, dans le vaste salon de cette ultime maison. Albertine et Jeanne sont là. L'une pour l'autre. Coûte que coûte. Et dans le bleu de leurs yeux, les robes vichy, les rires d'enfants, la marelle et les osselets dans la cour de l'école, les cabanes dans le fond du jardin, les caramels qui collent aux dents, les courses d'escargot, les histoires qui font peur sous la couverture en laine, les bêtises partagées, les vacances à la campagne chez la Grand-mère, les bouquets de fleurs des champs, la course à qui arrivera la première dans les bras de maman... Les fêtes de village, les promenades sur le porte-bagage du vélo de papa, les genoux égratignés, l'encre sur les doigts, « trois p'tits chats » à tue-tête en se tapant dans les mains... 
L'insouciance et la complicité de deux petites filles sans âge, sans rides sur le visage, dans un monde infini, sans contours, sans limite.
L'amour de deux sœurs, main dans la main, jusqu'au bout de leur vie...

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