11.08.2016

Microcosme

© Laurie Pace
Aujourd’hui, Madame Tendresse a saisi mon bras, l’a passé autour de son cou pour que je l’enlace, puis a posé sa tête tout contre moi. Madame Élégance, qui pense vivre dans un hôtel cinq étoiles, m’a demandé de m’asseoir près d’elle pour m’apprendre à jouer au bridge. Madame Détresse, cherchant désespérément son frère, a souri lorsque je l’ai invitée à danser, puis a ri de tous ses yeux lorsque nous avons fait quelques pas de tango. Madame Palabre m’a raconté quatre fois qu’elle avait travaillé à la Samaritaine, tandis que son amie, Madame Austère, lui chuchotait régulièrement à l’oreille que j’étais vraiment une belle fille. Monsieur Distingué s’est illuminé lorsque je lui ai rappelé sa passion pour le violon. Madame Détresse a finalement oublié son frère et a entonné la Java bleue avec enthousiasme. Madame Mano, ancienne couturière chez Dior, aux doigts déformés par l'arthrose, m'a remerciée chaleureusement lorsque je lui ai rappelé que nous allions bientôt coudre ensemble avec une grosse aiguille à laine. Madame Tendresse m’a demandé de la biser sur la joue, puis sur l’autre, sans oublier de biser sa voisine qui en avait elle aussi bien besoin. Monsieur Bricolage a déménagé une table et une chaise, puis a embrassé la tête de Madame Élégance, qui l’a invité à s’asseoir à la table pour faire un bridge. Madame Palabre a demandé trois fois si nous allions dîner ce soir, inquiète de voir à la fenêtre le voile sombre de la nuit qui vient. Madame Tempo s’est déplacée toute la journée en dansant, entraînant avec elle les soignantes amusées. Madame Colère a eu une grande discussion incompréhensible mais néanmoins très affectueuse avec Madame Tendresse, qui l’a sensiblement apaisée par son regard bleu océan et son incommensurable gentillesse. Madame Sourire a égayé la journée de sa belle dentition blanc-éclatant. Madame Palabre a trouvé que ça papotait sec, dans le petit salon du fond, elle qui ne peut s'empêcher de tout commenter. Monsieur Doux a appelé plusieurs fois sa maman, de sa voix de petit garçon aimant, puis m’a expliqué que ses parents étaient toujours là, à ses côtés. Toujours.
Madame Discrète, enfin, a tout écouté, tout observé, a haussé les sourcils, les épaules, a souri, a fait la moue. Cachée derrière de lourdes lunettes, appuyée sur sa grande canne gravée de son nom, elle a assisté au spectacle poétique, parfois absurde, empreint d'amour et d'humanité, de la vie en "unité Alzheimer"...

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