7.12.2015

La femme au cœur brisé

 Dog food bowl - M.C. Goodwin

Un soir du mois de juin, revenant de chez mon amie Élisabeth, je lus à mon fils le petit livre qu'elle m'avait donné pour lui : "La mort du Grand Pupu". L'histoire d'un monstre, hurlant jour et nuit, au point que tous les sujets du royaume ne souhaitaient qu'une chose : retrouver le silence. Le prince, chargé d'éliminer l'insupportable créature, partit à sa rencontre... jusqu'au jour où il saisit le sens de ces cris incessants : le Grand Pupu, avant de mourir, recherchait l'amour...
  
Ma chère Élisabeth,  
Je voulais encore te remercier... et puis te raconter aussi que le soir de mon retour, j'ai lu La mort du Grand Pupu à mon fils, qui a beaucoup aimé, mais qui n'a pas bien compris pourquoi je pleurais tant, à la fin du livre.
C'est une très belle histoire comme je les aime.
 

Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à  ces grands vieux (pourquoi seraient-ils toujours petits ?), mais pas n'importe lesquels : les "agités du bocal", ceux qui crient, qui déambulent, qui troublent l'ordre des choses, qui bousculent par leurs comportements "inadaptés", "gênants", qui brisent le silence mortel des maisons de retraite... Combien de fois ai-je entendu ces redoutables sentences des soignants, qui ne cherchaient qu'à faire taire ces vieux machins bruyants ? Combien de fois sont-ils passés à côté du sens de ces appels de détresse ? Combien de fois ont-ils préféré fermer les yeux et se boucher les oreilles, sans jamais aller à la rencontre de la personne, de son vécu, de ses tempêtes intérieures ?
Sans jamais lui tendre la main.

Tu vois, je repense à une très vieille dame, que j'ai rencontrée il y a plusieurs années. Alitée, "démente", elle n'avait de cesse de crier toute la sainte journée "J'ai mal  J'ai mal ! Qu'est-ce que j'ai mal !". Alors on lui donnait des antalgiques, pour soulager sa douleur, mais surtout pour la faire taire. Et elle continuait de plus belle... "Mal ! Mal ! j'ai mal !". Tout le jour, toute la nuit... Des mois durant. Elle avait passé des tas d'examens, elle n'avait rien. Tout le monde connaissait la chanson, la rengaine, et petit à petit, plus personne ne cherchait à l'apaiser. Elle était devenue la gueuleuse, celle-qui-a-mal-mais-on-ne-sait-pas-où.
Et puis un jour, je suis allée la voir. Je suis restée près d'elle, un temps. Et je l'ai écoutée.
- Mal... mal... j'ai mal au cœur... au cœur... oui, j'ai le mal d'amour, mal mal ! Je l'aimais et il m'aimait, pourquoi est-il parti ? Mal... j'ai si mal....

Et voilà que la crieuse démente était devenue la femme au cœur brisé. Brisé par un premier amour, qu'elle avait gardé secret jusqu'à ses cent ans, un homme idéal-idéalisé qui était parti faire la guerre pour n'en jamais revenir.
La dame de cœur avait ensuite construit d'autres rêves, avec un autre homme, qu'elle avait sincèrement aimé, mais pas du même amour, non, pas de la même passion. Elle avait eu de beaux enfants, et pour ainsi dire une belle vie. Mais la peine était là, tapie au fond d'elle, toutes ces années durant, jusqu'à ce que l'approche de la mort ne la fasse resurgir, comme un ultime appel à l'homme qu'elle avait toujours aimé.

Maladie d'amour,
maladie de la jeunesse

Si tu n'aimes que moi
Reste tout près de moi 
Quand l'amour est petit, c'est joli si joli
Mais il devient fort, méfiez-vous mes amis
Caché sous le feuillage,
C'est comme un serpent gris

 
Oh Oh,
N'allez pas quand il dort
Surtout le réveiller
N'allez pas car il mord
Si vous le réveillez

 
Quand l'amour est petit, c'est joli si joli
Mais quand il devient fort,
C'est plus beau que la vie
J'irai sous le feuillage,
Chercher le serpent gris

 
Oh Oh...
Car l'amour c'est la mort
Mais c'est aussi la vie
Car l'amour c'est la mort
Et c'est le paradis
 
(Henri Salvador)

Voilà, Elisabeth, j'avais envie de te raconter cette petite histoire, qui m'est revenue grâce au Grand Pupu et à ses cris existentiels.
Je t'embrasse bien affectueusement.

1 commentaire:

  1. Ses cris comme une litanie d'amour éternel.

    Très belle histoire qui interpelle pour entendre avec le cœur les troubles du comportement de nos grands vieux.

    Merci

    RépondreSupprimer