7.11.2014

Ne me quitte pas

Paysage de guerre - Marie Alloy

Rencontre avec Madame Précipice, 96 ans, la peau sur les os, les muscles tordus d'angoisse, le regard bleu électrique perdu dans le vide du plafond. Elle crie toute la sainte journée. Elle griffe. Elle jure. Elle rejette. Elle insulte. La nuit, aussi. Sans répit. Dévorée par la peur de mourir, de mourir seule comme un chien, de perdre l'amour de l'autre, d'être abandonnée de tous, de disparaître dans le regard de ceux qui daignent encore se pencher au dessus de son lit pour prendre soin de son corps décharné. Madame Précipice s'accroche de toutes ses forces à sa peur, à son lit, au fil de sa sonnette, suspendue dans le néant d'Aloïs qui a dérobé le monde de paillettes qu'elle s'était naïvement construit, pendant toute une vie.
J'enlace de mes mains ses petits doigts maigres et froids, et l'invite à écouter des chansons aimées - Dis quand reviendras-tu, Ne me quitte pas..., dont les paroles résonnent et se cognent à sa dévorante solitude. Elle ne sais plus parler, non, elle ne sait plus que crier, et quand bien même les émotions qui l'envahissent sont celles du réconfort, elle se met à clamer "Reste-là ! Reste-là ! Ne pars pas... Reste avec moi !"...
J'attrape son regard, hagard, égaré, et d'un coup, me mets à exister, à prendre corps dans son esprit morcelé. Je suis heureuse d'être avec elle, et le lui dis. Elle s'apaise un instant, "Merci... Oh... merci !"...
Le temps déroule son fil, et nous restons là, toutes les deux, les mains emmêlées, et je me sens là, comme un prolongement vivant de son être en perdition, comme une racine solidement arrimée à la terre, tandis que l'arbre menace de se faire emporter par le tourbillon de la mort.
Les paupières de Madame Précipice lentement s'alourdissent, et voilà maintenant qu'elle détend son angoisse pour glisser dans les limbes de Morphée... Le temps suspend son vol, mes yeux parcourent la peau de soie de son visage enfin apaisé. A ce moment là, je ne sais pas encore que dans quatre jours... Dans quatre jours. Au petit matin. Un matin de pluie et de vent glacé...

  


Ne me quitte pas
Je ne vais plus pleurer
Je ne vais plus parler
Je me cacherai là
A te regarder
Danser et sourire
Et à t'écouter
Chanter et puis rire
Laisse-moi devenir
L'ombre de ton ombre
L'ombre de ta main
L'ombre de ton chien
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas

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