3.31.2012

Paroles "insensées"

Autoprotection - Christophe Hohler

- Que faisons-nous toutes les deux ?
- Nous parlons...
- Nous rêvons !


La maladie d’Alzheimer est considérée dans notre société, sous un angle majoritairement déficitaire. Ainsi, la perte creuse inexorablement les sillons de la maladie, happant nos vieux dans un tourbillon annihilant, les privant progressivement de leur mémoire, de leur intelligence, de leur parole, et, pour finir, de leur identité…
Certains aidants, soignants, bien-pensants, aussi démunis qu’ils puissent être, affirment alors que ce monsieur « n’a plus toute sa tête », « qu’il ne sait pas ce qu’il dit », que cette dame « ne comprend plus rien », « qu’on ne la reconnait plus », « qu’elle parle pour ne rien dire »…
Ainsi, la parole, dénuée de sens, perd sa fonction d’affirmation de soi et de lien à l’autre, laissant place à l’exclusion, fut-elle inconsciente. La maladie d’Alzheimer effraye, rebute, elle nous confronte à nos propres limites, à nos angoisses, parmi lesquelles celle de devenir insignifiant, posant ainsi la question fondamentale du sens de la parole « démentielle ».

Mon métier de psychologue m’amène à rencontrer quotidiennement des hommes et des femmes atteints de la maladie d’Alzheimer. Cette société, qui peut être si « excluante » à l’égard de cette population, me donne l’opportunité de prendre mon temps avec ces malades du temps, de faire sens avec leur non-sens.
Ainsi, chaque jour, je m’assois à leurs côtés ; ils m’offrent leur regard, leur parole, parfois leur main qui vient attraper la mienne ; j’accueille leur maux, leur confiance et leurs peurs, j’interroge leur cœur, et nous foulons ensemble leurs terres peuplées de sentiments, d’histoires et de souvenirs.
Les mots parfois s’emmêlent, s’entrechoquent, ou s’envolent, s’amoncellent sur ce fichu bout de la langue qui refuse de les prononcer. Un mot vient en remplacer un autre, créant la surprise, tronquant une phrase dont on pourrait aisément dire qu’elle perd tout son sens. La poésie s’invite, accompagnée du symbole, du néologisme ou de la métaphore. Parfois, une phrase impeccable vient s’immiscer dans une salade verbale incompréhensible, vient percer un silence appuyé. L’auditeur décrit alors le fameux « éclair de lucidité », celui qui fait remonter à la surface du monde des humains ceux qui ont perdu la raison.
Au fil des années, il m’est apparu que la parole « insensée » de ces hommes et femmes « Alzheimer », donnait à voir le cœur de l’humain, révélait une véritable authenticité de la relation à l’autre, mais aussi un regard très clair sur leur vieillesse et l’approche de la mort. Leurs angoisses, mises à nu, semblent libérées du carcan des convenances sociales, offrant à la parole une dimension authentique, dont la richesse symbolique nourrit le sens.
Dans un monde où l’on demande à la cantonade à son prochain si « ça va ? », ce à quoi l’autre répond machinalement « ça va », parce qu’il ne va tout de même pas se plaindre ni pleurnicher sur son sort, se trouve un autre monde, plus sensible, dans lequel l’autre, le malade Alzheimer, peut aussi bien répondre « Le soleil est parti »,  que « Je veux mourir » ou « Ne m'abandonne pas ».
L’entourage peut éprouver des difficultés à accueillir ces mots, si tranchants de vérité, essayant de se prémunir d’une trop grande douleur, de cette peur de la différence et du devenir. Il peut être tenté de  considérer ces paroles comme « insensées », s’enfermant ainsi inconsciemment dans un déni des capacités - à penser, à ressentir - de cet autre, ce père, cette mère, ce malade Alzheimer mais néanmoins profondément semblable, cet autre qui partage les mêmes angoisses et les mêmes rêves, et qui nous renvoie à notre propre condition d’humain mortel, témoin du temps qui passe…
Pourtant, cette parole est précieuse. Elle représente un moyen de relation à l’autre : se raconter par les mots, c’est affirmer sa place dans le monde des vivants. La parole vient donner corps à l’émotion, elle permet de se retrouver, de ne pas se perdre, d'être dans l'ici et maintenant. Nous sommes tous des êtres de parole, nous sommes des « parlêtres ». Parler, enfin, c’est soutenir sa dignité.

Je parle donc je ressens donc je suis.
Restreindre la maladie démentielle à une succession de pertes, amenant à l'effacement progressif de la pensée et de l'identité, c'est nier l'existence – la persistance, le foisonnement ! - d'une vie psychique. C'est faire l'impasse sur la mémoire émotionnelle, qui tend souvent à s'enrichir à mesure que les facultés intellectuelles diminuent. C'est oublier ce qui constitue le propre de l'homme : ses affects, ses désirs, ses craintes, son besoin d'amour, de lien à l'autre, son besoin de reconnaissance, de l'écoute et du regard de l'autre pour se sentir encore vivant.
Puissions-nous donner à ces « malades du temps » une écoute respectueuse de leurs mots, de leurs silences et de leurs sourires, de leurs regards et de leurs soupirs.
Puissions-nous lire à travers leurs lignes, ressentir leurs maux derrière les mots, marcher avec eux sur le chemin de la vie et du souvenir, en laissant derrière nous les carcans d’une société prônant le jeunisme et fuyant tout ce qui touche à la vieillesse, à la maladie et à la mort.
Puissions-nous, tout simplement, accueillir leur parole avec le cœur...


Voici quelques phrases, glanées lors d’échanges avec eux, dont la clairvoyance peut paraître si troublante…


« Si vous voulez faire une visite chez moi, je vous donnerai des cerises ! »
« Je vis de souvenirs »
« J’ai encore ma langue, et ma tête ! J’aime parler ! »
« Je suis un petit oiseau en cage »
« Ma mémoire a pris la clé des champs ! Elle a profité de mon indifférence pour filer... »
« Vous êtes une passerelle entre les vieilles choses et aujourd'hui »
« Merci d'être venu, ça a fait une césure dans mon silence... »
« Je vous parle comme à une sœur... »
« Je vais bientôt partir, sur l'Île des Tartares, loin de ce monde. Je pense à vous tous les jours, je ne vous oublierai pas. Je vous garde avec moi. »
« Je suis une bonne comédienne ! Dites à la patronne qu'elle m'appelle si elle a besoin d'acteurs. »
« Vous êtes potelée, comme disait ma mère ! »
« Je crois que ma tête va exploser. »
« Viens, que je t'étrangle ! »
« Qu'est-ce-que je ferais sans vous ? »
« Je suis une brebis égarée. »
« Maman et papa, venez me chercher, moi je vous aime ! »
« Personne ne pense à moi, alors je ne pense plus à rien. »
« Le soleil m'égaye même en hiver. »
« Je ne sais pas quoi faire de moi. »
« Mon cerveau ne s'arrête jamais, c'est comme une machine, mais détraquée. »
« Je lis la messe toute la journée, et quand j'ai terminé je recommence. »
« Allez vous-en avant que je ne me disperse ! »
« J'ai rêvé que j'allais conquérir le monde. »
« Aujourd'hui tu as gagné ton paradis. »
« Maman, maman... Je veux la voir avant de mourir. »
« Tout est moche, c'est pour ça que je suis moche. »
« Je suis toute embarbouillée. »
« Ma tête est difficile. Elle sature... »
« Je vous embrasse parce que je vous aime. Je déteste me séparer de vous. »
« Faut que j'aille chez moi, mais j'sais plus où j'l'ai mis. »
« Je rejette les souvenirs pour en vivre d'autres. »
« Je projette des larmes rien que d'y penser. »
« Combien y a-t-il de chevaux en piste ? »
« Je cherche à ranger les soucis, mais je ne trouve pas. »
« On va rester amis toute la vie ! »
« Tout ça c'est beau, mais ça vaut pas l'amour, comme disait l'autre. »

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